LE PALANQUIN DES LARMES, par Chow Ching Lie
Toujours en quête de nouveaux horizons littéraires, je finis par dénicher, par une soirée d'été 2005, dans la bibliothèque familiale, une œuvre de Chow Ching Lie. Un titre mélodieux et plein de poésie accrocha en premier lieu mon regard, le Palanquin de Larmes, puis l'illustration et le résumé ont fini de me convaincre : le visage délicat d'une jeune chinoise, fraichement maquillée. Un faciès plongé dans une atmosphère de brume matinale, une pâleur qui semble bercer les maux de l'âme, sur fond de débat houleux construit autour des mariages forcés.
Mariée de force lors de l'avènement de la Chine nouvelle, la jeune écolière Chow Ching Lie, choisie pour sa beauté exceptionnelle par la plus riche famille de Shanghai, monte à treize ans sur le palanquin fleuri qui la conduira dans sa belle-famille: pour elle, ce sera le palanquin des larmes. Ecrasée sous la tutelle d'une belle-mère tyrannique, Chow Ching Lie arrivera quand même à devenir une pianiste internationale. En même temps que son drame personnel elle nous fait vivre à travers ses yeux d'enfant, ses larmes de jeune mariée et ses joies de mère, les bouleversements d'une Chine ancestrale face à la révolution de Mao Tsé Toung.
En ce qui concerne l'aspect formel du roman, on observe une particularité, une note originale dans la présentation des chapitres, à laquelle je n'adhère pas forcément. Chow Ching Lie introduit chacun d'eux en nous livrant une sorte résumé des différentes étapes qui le jalonne. Il n'y a aucun titre tendant à en relever l'idée centrale - je vous en donne ici un exemple : "Vie misérable de mon grand-père au temps de l'impératrice Tseu-hi/ Les tribulations d'une troupe d'Opéra/ Fiançailles de deux petits enfants…".
Le roman retrace le destin tragique d'une enfant, nous introduisant, spectateurs, au cœur de l'intimité d'une famille chinoise où se côtoie trois générations, séparées culturellement par des siècles d'évolutions socio-économiques. Un ancêtre misérable que l'avarice pousse au vice, un père marqué par son éducation à l'occidentale, ayant tutoyé les bancs de l'université américaine Hon Kiang ... Des mondes que tout éloigne. Ching Lie expose à travers son récit une triste réalité, l'infortune d'être née fille.
Une sentence qui bien souvent s'illustre par l'emprunter de deux voies peu reluisantes : la mort ou la prostitution. Parallèlement, elle dresse un sombre portrait de sa ville natale, Shanghai, dite Cité du Banc de Vase, capitale de la corruption et du proxénétisme. Un véritable Chicago de l'Orient, une ville cosmopolite scindée en deux, où tentent de cohabiter étrangers et chinois traditionnalistes. Shanghai est ici synonyme de décadence, pilier central du trafic d'opium, détenteur absolu, une cité où le kidnapping même était une institution.
Dans son œuvre, l'auteur, avec un style simple et plaisant, ne s'embarrasse pas de retours inutiles afin de faire comprendre le sens et l'essence de ses mots, et aborde avec minutie différents sujets. Tantôt elle évoquera les pratiques médicinales particulières, des remèdes ancestraux imparables, comme le jus de pastèque par exemple, pour une peau douce et sans furoncles ; tantôt, avec une plume plus crue et cinglante, elle s'attardera sur la guerre sino-japonaise (le Dragon Vert) jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Mao Tsé-toung, qui abrogera d'honteuses coutumes comme les mariages forcés, et qui déclenchera une guerre ouverte aux proxénètes.
Une page d'histoire passionnante. Nous sommes en pleine révolution. J'ai particulièrement apprécié ce mélange subtil entre la forme biographique d'une jeune femme (fille), jalousée, enviée, déchirée et d'un coup propulsée par son don musical et ce documentaire sur la Chine, son folklore et son patrimoine culturel, la signification des caractères (référence au difficile exercice de la calligraphie) et de l'ordre dans lequel ils sont agencés, les idéaux politiques. Le dessein d'une Chine bouleversée par l'étranger, marquée par son propre passé, cette rivalité entre bru et belle-mère presque innommable, cette culture du fils aîné. Pour toutes ces raisons, qu'elles soient d'ordre de la curiosité intellectuelle ou émotionnelle, je vous en conseille vivement la lecture. On s'attache très rapidement à Lie, cette petite doucereuse, à son sort tragique, et parfois si beau. Un réalisme palpable bien qu'un destin tout à fait original.
Note : 4/5