MINUIT, MONTMARTRE, par Julien Delmaire
Minuit, Montmartre, petit bijou de littérature discret, qui n'a pratiquement pas fait parler de lui à sa sortie, avait tout pour passer à travers les mailles de mes filets, un impair heureusement évité grâce à ma libraire – preuve que certains ne se complaisent pas dans leur rôle de relayeur et simple distributeur de prix littéraires et sont encore habités par le « feu sacré ».
Montmartre, 1909. Masseïda, une jeune femme noire au passé douloureux, vagabonde dans des ruelles mal famées. Un jour, elle frappe à la porte de l'atelier du peintre Théophile-Alexandre Steinlen qui l'accueille. Elle devient sa confidente, son modèle, son dernier amour et entre dans un monde peuplé d'artistes. Mais la Belle Epoque s'achève et le passé de Masseïda réapparaît.
A l'aube du premier grand conflit mondial et au crépuscule de la Belle Epoque, dans les dédales d'une Butte en pleine métamorphose, Julien Delmaire nous invite par une porte dérobée, dans l'intimité de Théophile Alexandre Steinlen, célèbre peintre et sculpteur anarchiste, auteur de la lithographie de la Tournée du Chat Noir. Point de place pour une biographie ici de cet artiste à la tempe grisonnante, semblant avoir raccroché avec ses prouesses d'antan et s'être enfermé dans l'esquisse et la contemplation de ses matous. Minuit, Montmartre est avant tout la rencontre, par félin interposé, de deux êtres à la sensibilité exceptionnelle abandonnés la vie. Par une nuit froide et hostile, le quotidien du vieil anarchiste va se transfigurer, emmenant avec elle une jeune déesse africaine au déhanché de sultane et aux odeurs résonnant comme la promesse d'autres horizons, remuant aussi sûrement le portraitiste que son passé et les souvenirs enfouis profondément d'une autre vie. Masseïda, nymphe offerte au milieu des statues de bronze, tourbillon effervescent ; princesse guerrière au chant ancestral et ensorceleur, faisant captives les âmes égarées des saltimbanques et gentilshommes engoncés dans leurs costumes et leurs fonctions d'apparat. Masseïda, fleur d'ailleurs et lionne proclamée d'une Butte en déclin où les rues sont pareilles à un abîme de crasse et de vermine grouillante, ta voix résonne dans le coeur palpitant des hommes. Au fil de la lecture, Steinlen nous ramène à quelques clichés d'époque avant que cette terre encore rebelle de Montmartre ne se fasse dévorer pour gonfler les rangs de misère et d'infortune de la Capitale. Au-delà même de l'histoire portée par l'ouvrage, j'ai été subjuguée par ce travail d'orfèvre qu'édifie Julien Delmaire autour de nous, mot à mot. Son encre se déverse sur les pages comme un nectar, le verbe enchanteur nous tient souvent interdit et oblige à une certaine atmosphère, ainsi qu'à quelques relectures. Une éloquence et une écriture voluptueuse qui fait de ce roman un véritable recueil de poésie. Les métaphores bourgeonnent avec grâce dans notre imaginaire, sans lourdeur, de manière savamment dosée. Quelle jouissance de déshabiller du regard ces paragraphes – un bijou de raffinement !
Note : 4,5/5